15

  Ils arrivent au lever du soleil. Somala en dénombre une trentaine, vêtus du même uniforme que le sien. Il les voit sortir de la brousse comme des ombres et disparaître dans les cannes à sucre.

  Il fouille l’acacia avec ses jumelles. Le guetteur a quitté son poste. Il a dû s’éclipser pour rejoindre son unité, pense Somala.

  Mais qui sont donc ces hommes ? Il ne reconnaît aucune silhouette familière. Seraient-ils membres d’un autre mouvement d’insurrection ? Si c’est le cas, pourquoi portent-ils le béret noir réglementaire de l’A.R.A. ?

  Somala a grande envie de quitter sa cachette dans le baobab et d’aller reconnaître ces curieux visiteurs, mais il réfléchit et ne bouge pas. Il restera à observer. Ce sont les ordres qu’il a reçus et il s’y tient.

 La ferme des Fawkes s’éveille petit à petit. Les travailleurs commencent à quitter le compound pour les tâches journalières. Patrick Fawkes junior franchit la barrière électrifiée pour aller à la vaste grange de pierre, où il se met à bricoler sur un tracteur. La garde change. A l’entrée de l’enclos, le garde qui a assuré le tour de veille de l’équipe de nuit plaisante avec l’homme qui vient le relever, lorsque, soudain, il s’écroule sans un mot. Au même moment, un autre s’effondre aussi.

  Bouche bée, Samala voit avec stupeur une vague d’assaillants sortir en courant du champ de canne à sucre et s’élancer en ligne vers la maison. La plupart sont armés de mitraillettes chinoises CK-88, sauf deux d’entre eux qui s’agenouillent et pointent leur fusil à lunette muni d’un silencieux.

  Les CK-88 se mettent à cracher, et Fawkes junior semble soudain se mettre au garde-à-vous lorsqu’une dizaine de balles lui labourent le corps. Ses mains s’élèvent et fouillent le vide, puis il tombe sur le moteur du tracteur. Le fracas de la rafale alerte Jenny qui court à une fenêtre du premier étage.

— Mon Dieu ! Maman ! hurle-t-elle. Il y a des soldats plein la cour et ils ont abattu Pat !

  Myrna Fawkes attrape le Holland & Holland et court vers la porte d’entrée. Un regard lui suffit pour constater que leur ligne de défense a été brisée. Déjà les Africains en uniforme tacheté de brun et de vert sautent par-dessus la barrière, inoffensive, maintenant que le circuit électrique est coupé. Elle claque la porte, la verrouille et crie à Jenny par l’escalier :

— Branche l’émetteur et appelle la police !

  Puis elle s’assoit calmement, glisse deux cartouches de chevrotines dans la culasse du calibre douze et elle attend.

  Soudain, le bruit de la fusillade s’accroît et les cris aigus de terreur des femmes et des enfants se font entendre dans le compound. Le bétail de race, orgueil de Fawkes, n’est pas épargné. Myrna ferme les oreilles aux cris d’agonie ; elle retient mal un sanglot devant l’inanité de tout cela. Elle élève le double canon de son arme au moment où le premier attaquant enfonce la porte.

  C’est le plus beau type d’Africain que Myrna ait jamais vu. Ses traits sont aussi délicats que ceux d’un Aryen, mais le ton de sa peau est pourtant bleu-noir. Il élève son fusil comme pour lui fracasser la tête d’un coup de crosse et fonce dans la pièce. Myrna presse les deux détentes et le vieux Lucifer crache le feu.

  A si courte distance, la rafale arrache presque la tête de l’Africain. Sa face se désintègre en une giclée d’os et de chair gris rougeâtre ; il est rejeté contre la porte et tombe sur le sol, le torse secoué de spasmes.

  Instinctivement, avec presque autant de calme que si elle était à un concours de tir aux pigeons, Myrna recharge son fusil. Elle vient de le refermer lorsque deux hommes se jettent dans la pièce. Le vieux Lucifer frappe le premier au milieu de la poitrine et l’abat sur le coup. Le second assaillant bondit au-dessus du corps de son camarade et son geste a pour conséquence que Myrna tire un peu bas. Le second coup atteint l’homme au bas-ventre. Il pousse un hurlement, jette son arme et presse ses mains sur sa blessure. Il gémit des plaintes incohérentes, recule en titubant vers la véranda, où il s’écrase face contre terre, un pied botté encore dans la pièce.

  Myrna recharge. Une fenêtre vole en éclats et des trous apparaissent soudain dans le papier mural, à coté de son fauteuil. Elle ne ressent aucune douleur précise, nulle sensation déchirante. Elle abaisse son regard. Le sang commence à transpercer la toile bleue de ses jeans.

Une lourde détonation se fait entendre au premier, et Myrna comprend que Jenny est en train de tirer avec le Magnum 44 du capitaine.

  L’Africain suivant est plus prudent. Il lâche une courte rafale par l’ouverture de la porte et il attend avant d’entrer. Sa rafale restant sans réponse, il prend confiance et s’aventure à l’intérieur. La décharge de chevrotines lui arrache le bras gauche. Pendant quelques instants, il regarde ahuri le membre tombé à ses pieds et dont les doigts s’agitent encore. Le sang jaillit de la manche vide et s’étale sur le tapis. Encore stupéfait, le soldat tombe lentement à genoux et il reste là pendant que la vie le quitte petit à petit.

  D’une main, Myrna essaie de manœuvrer le vieux Lucifer. Trois balles lui ont fracassé l’avant-bras et le poignet droit. Gauchement, elle ouvre la culasse et éjecte les étuis percutés. Chacun de ses mouvements semble se faire dans de la glu. Les cartouches neuves glissent de ses doigts moites et roulent hors d’atteinte.

— Maman ?

  Myrna lève les yeux. Jenny est debout au milieu de l’escalier ; le revolver pend au bout de son bras ; le devant de sa blouse est rouge.

— Maman… j’ai mal.

  Avant que Myrna puisse répondre, une nouvelle ombre pénètre dans la pièce. Jenny essaie de braquer son revolver. Son effort est trop lent, trop tardif. L’arrivant tire le premier. Jenny s’affaisse et roule au bas des marches comme une poupée désarticulée.

  Myrna ne peut qu’attendre et s’accrocher au vieux Lucifer. La perte de sang sape ses forces et trouble sa vision. Elle fixe vaguement l’homme penché sur elle. A travers la brume qui s’épaissit, elle peut le voir avancer le canon de son arme à deux ou trois centimètres de son front.

— Pardonnez-moi, dit-il.

— Pourquoi ? demande-t-elle d’une voix faible. Pourquoi toutes ces horreurs ?

  Elle ne lit aucune réponse dans les yeux noirs implacables ; et puis les fleurs de bougainvillées de la véranda explosent dans une flamme fuchsia qui noircit aussitôt.

  Somala marche au milieu des cadavres, regardant sans comprendre les visages figés par la mort et l’étonnement. Dans le compound, les assaillants ont exécuté sans merci la plupart des travailleurs et leurs familles. Il n’a pas pu s’en échapper plus d’une poignée dans la brousse. Le fourrage et le matériel qu’abritaient la grange et le hangar ont été incendiés, et les flammes jaunes commencent à jaillir des fenêtres du premier étage de la maison des Fawkes.

  Quelle chose étrange, songe Somala. Les attaquants nettoient le champ de bataille et ramassent leurs morts aussi discrètement que des fantômes. Leurs gestes sont efficaces et bien répétés. On n’observe aucun signe de panique lorsque se fait entendre le bruit lointain de l’hélicoptère des forces armées sud-africaines. Les assaillants se fondent simplement dans la brousse environnante aussi furtivement qu’ils en sont sortis.

  Somala revient au baobab pour prendre son équipement et s’en va au trot vers sa position. Il ne pense plus qu’à rassembler les hommes de sa section et à regagner son champ de l’autre coté de la frontière du Mozambique. Il n’accorde pas un regard aux morts gisant sur le sol de la ferme. Il ne voit pas les vautours qui s’apprêtent. Pas plus qu’il n’entend le fusil dont la balle s’enfonce dans son dos.

 

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